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L'avenir de l'aide au développement


Par Arvind Sivaramakrishnan

Voilà une approche, certes, originale. Face à l'orthodoxie économique et politique actuelle, il n'est pas facile de montrer aux riches, à plus forte raison aux plus nantis, qu'ils souffriront eux aussi si les pauvres, à plus forte raison les plus pauvres, continuent de souffrir. C'est pourtant ce que les auteurs ont réussi à faire. L'un des grands mérites de leur argumentation tient aussi au fait qu'elle est concise et directe et qu'elle utilise des termes empruntés aux économies techniques et non pas à celles mathématiques. "The future of Development Assistance: Common Pools and International Public Goods", de Ravi Kanfur, Todd Sandler et Kevin M. Morrison, (Conseil pour le développement à l'étranger, essai politique n° 25, 1999), tente avec audace, franchise et originalité de se pencher sur les problèmes les plus brûlants de notre époque, à savoir ceux créés par les fréquents échecs de programmes d'aide internationale à atteindre leurs objectifs apparemment irrécusables.

Les problèmes sont assez familiers. Selon les auteurs, ils comprennent l'orientation de l'aide vers des objectifs politiques au détriment de ceux liés au développement, notamment pendant la guerre froide, le manque de coordination entre les donateurs et le manque de participation ou de responsabilité des États bénéficiaires. Souvent, les pays bénéficiaires n'ont donc pas eu d'autres choix que de satisfaire aux demandes ou aux conditions des donateurs, malgré les dépenses en ressources et en temps de travail que cela représentait, même s'ils n'étaient pas en mesure de convaincre leurs propres populations du bien-fondé de telles demandes. Il est important de noter que ni les auteurs, ni les organismes d'aide respectés, tels que l'Oxfam, n'ont rejeté la conditionnalité en soi. Mais, selon M. Kandur et ses collègues, que les conditions imposées par les donateurs soient satisfaites ou non n'a, en pratique, très peu d'effets sur les flux d'aide. Ils ajoutent également qu'imposer des conditions peut, en fait, empêcher les donateurs de connaître le point de vue des bénéficiaires. De même, une surveillance trop étroite signifie que seul ce qui est surveillé sera visible.

Les auteurs poursuivent leur analyse en rejetant plusieurs dogmes actuels. Le premier concerne le libéralisme économique qui octroie de préférence l'aide aux États qui suivent des politiques fiscales "saines" et qui, dans certains cas, ont montré des résultats positifs en termes d'augmentation de la croissance globale, mais qui ont échoué dans la résolution des problèmes de coordination et de responsabilité. La multitude d'organisations non gouvernementales (ONG), qui semblent toutes avoir leurs propres politiques et priorités, a rendu pratiquement impossible la mise en place d'un système de coordination, de surveillance et d'évaluation, et a créé un groupe d'intéressés composés de membres des ONG et de leurs bénéficiaires.

Comme les organismes du secteur privé des pays donateurs, celles-ci profitent souvent directement (sic) des marchés conclus avec les gouvernements donateurs et ont un intérêt direct à maintenir les programmes d'aide. Et cet intérêt passe avant l'efficacité ou la qualité d'un programme. Résultat : influencés par leurs environnements politiques et institutionnels différents, les bénéficiaires et les donateurs sont intrinsèquement liés entre eux, face au système d'aide au développement, malgré un manque de consensus sur la manière de poursuivre le développement.

Le deuxième dogme rejeté par les auteurs concerne le partenariat, idée actuellement très répandue — mais loin d'être nouvelle — selon laquelle les donateurs créent des programmes en tenant compte des stratégies nationales de développement des bénéficiaires. Cette méthode, qui a des adeptes à la Banque mondiale, a porté ses fruits là où les États bénéficiaires ont instauré un débat politique au niveau national sur leurs propres stratégies de développement. Mais, en général, elle n'a pas réussi à créer les institutions et les mécanismes nécessaires pour réaliser la coordination et la prise en charge.

Une troisième méthode qui, selon les auteurs, a échoué, est celle des stratégies axées sur les pays mais par secteur, où tous les donateurs travaillant dans un secteur de l'aide particulier, tel que la santé ou l'éducation, coordonnent leurs travaux. Ceci a pour avantage de donner aux donateurs et aux bénéficiaires la possibilité d'évaluer les progrès réalisés dans un secteur particulier et, donc, de développer des environnements politiques. L'expérience a porté ses fruits dans les États bénéficiaires dont les populations avaient déjà un haut niveau de responsabilité. Cependant, R. Kanbur et ses collègues nous rappellent que la méthode dépend énormément de la transparence et de la responsabilité des États bénéficiaires et, qu'inévitablement, elle crée un fossé entre les stratégies nationales des bénéficiaires et les priorités et les préoccupations des donateurs. Cette méthode nécessitant également un haut niveau de coordination entre les organismes des donateurs, les auteurs concluent qu'en règle générale elle s'est soldée par un échec.

Puis, les auteurs se sont attaqués aux problèmes causés par le manque de fiabilité des dogmes économiques et de l'ensemble des informations économiques. Dans les années 70, les stratégies de développement de certains États d'Amérique latine ont accentué les inégalités à l'intérieur des pays, ce qui semble en contraste avec les résultats obtenus en Asie de l'Est dans les années 90 et 80, mais, ces informations doivent être traitées avec prudence.

En premier lieu, les inégalités en Asie de l'Est se sont accentuées bien avant la crise financière de la fin des années 90. En deuxième lieu, en Afrique, le libéralisme économique a peut-être permis d'augmenter la croissance globale et de réduire quelque peu la pauvreté mais il a accentué les inégalités. En troisième lieu, en Russie, la dévastation causée par le libéralisme, associée à la suppression de l'aide publique, a montré qu'on ne pouvait abandonner sans risque gouvernance et réglementation. Enfin, dernier point, un travail analytique plus approfondi a révélé d'importantes différences dans la répartition de l'aide selon les sexes et les groupes ethniques.

Si les auteurs sont pessimistes en ce qui concerne le développement, ils n'hésitent pas à jeter le gant : ce qu'il faut, c'est une approche plus radicale où les donateurs cédent véritablement le contrôle au gouvernement du pays bénéficiaire, mettant en avant leur propre perspective sur les stratégies du développement par l'instauration d'un dialogue dans le pays et entre les donateurs et bénéficiaires plutôt que par des programmes et des projets spécifiques. Et cela va plus loin, avec la demande que les donateurs ne puissent ni affecter des fonds à des projets particuliers, ni surveiller leur mise en œuvre, mais que les États bénéficiaires élaborent les projets et les programmes en consultant leurs populations et qu'ils en discutent ensuite avec les donateurs qui alloueraient les fonds en fonction de leurs propres évaluations des stratégies, de leurs projets spécifiques et de la capacité des bénéficiaires à les mettre en œuvre et à les surveiller.

Bien que les auteurs n'indiquent pas clairement comment cette proposition pourrait être suffisamment convaincante pour que les États donateurs apparemment intéressés — les partis politiques nationaux et les groupes intéressés — lui donnent leur appui, ils débutent leur argumentation en prenant l'exemple des biens publics globaux qui, même s'ils ne sont pas destinés à remplacer les formes actuelles de l'aide, explique M. Kanbur, renforcent sa cause en montrant que donateurs et bénéficiaires sont mutuellement impliqués. Selon M. Kanbur, les points clés concernant les biens publics purement globaux résident dans le fait qu'ils ne sont pas commercialisables dans le sens où il n'y a pas de moyen abordable de soutirer des paiements des bénéficiaires et, de plus, que la consommation de ces biens par les uns n'empêche pas les autres d'y accéder. Le fait que les biens publics ne soient pas nécessairement disponibles universellement — par exemple, certains biens peuvent être confinés dans certaines régions géographiques — n'affecte pas l'argumentation. M. Kanbur ne semble pas non plus considérer le fait que les biens publics ne sont pas nécessairement fournis pas le secteur public. Les auteurs continuent leur exposé, développant une taxonomie des biens publics globaux selon laquelle certains biens seraient exclusifs ou partiellement exclusifs et, donc, ne seraient pas entièrement publics. Ils suggèrent aussi, de façon schématique, des mesures institutionnelles possibles pour le maintien des biens publics internationaux. Les détails taxonimiques et institutionnels précis ne sont pas pertinents dans ce contexte. Ce qui est important dans l'argumentation de M. Kanbur, c'est que ses collègues et lui-même ont, dans et par un langage et une terminologie apparemment conventionnels, soulevé des questions qui sont à la fois extrêmement importantes et fondamentalement politiques.

D'ailleurs, les auteurs eux-mêmes ne minimisent pas les questions politiques que leurs arguments impliquent. Par exemple, lorsqu'ils critiquent le lien entre l'aide et les objectifs politiques, ils semblent donner le même sens aux termes "politique" et "idéologique", tel que ce dernier est couramment employé. Ensuite, ils reconnaissent que les programmes d'aide ne peuvent réussir que si les États bénéficiaires disposent de systèmes qui leur permettent d'instaurer un débat public sur les priorités et les besoins, ainsi que de niveaux de transparence et de responsabilité politique dans leur processus, et que si les soi-disant économies miracles de l'Asie de l'Est financent les budgets de l'Etat, aussi bien pour l'infrastructure que pour l'éducation. Celle-ci étant souvent considérée un facteur décisif en matière de progrès économique national, de réduction de la mortalité infantile, de l'accroissement de la population et de l'amélioration des conditions de vie des femmes. La Corée du Sud dépense annuellement 130 dollars de fonds publics par personne pour l'éducation, alors que l'Inde, où de nombreux indicateurs sont au plus bas par rapport à une trentaine d'années, ne dépense que 9 dollars.

D'autre part, les auteurs sont parfaitement conscients du fait que, dans les États, donateurs et bénéficiaires, des groupes d'intéressés bénéficient de l'existence de certains types de programmes d'aide et même de la non-remise des fonds aux bénéficiaires sélectionnés. En réponse, ils demandent que le corps électoral participe davantage au débat touchant à la nature et à la distribution de l'aide, et reconnaissent que, dans certains programmes, cela existe déjà. C'est peut-être sur ce point que la nature novatrice de l'argumentation se révèle. Kanbur et ses collègues ont démontré à la fois le caractère politique des questions et, en conséquence, comment les questions qui en découlent touchent et interpellent chacun de nous. Il n'est pas surprenant qu'un peu partout dans le monde, les citoyens commencent systématiquement à acheter ce que l'on appelle quelquefois des biens de commerce loyal. Il n'est pas non plus surprenant que les citoyens, aussi bien ceux des pays développés que ceux des pays en développement, se soient élevés contre les systèmes actuels du commerce international, au point même où le dirigeant d'un grand groupe alimentaire transnational a déclaré publiquement que ce que les sociétés craignaient par-dessus tout, c'était un boycott des consommateurs.

À ce point aussi, il faudra peut-être se défaire des catégories habituelles de l'économie, du langage des préférences et des coûts, des bénéfices, des services de distribution et des désutilités. Le langage des préférences semble incapable de se pencher sur la question de la justification des préférences et, au pis aller, doit régler officieusement la question de la justification. Ce n'est pas une simple question théorique. Kanbur cite l'amélioration des normes du travail dans les pays en développement comme un bien public international possible, car elle pourrait permettre d'alléger la pression (sic) sur les travailleurs des pays développés.

Pourtant, ce point est en lui-même iconoclaste et original dans un monde où ceux qui contrôlent la production dans les pays développés ont de bonnes raisons de ne pas améliorer les normes de travail des travailleurs des pays les plus pauvres et de ne pas reconnaître les points communs que partagent les groupes de travailleurs respectifs.

Quant à l'accès aux marchés, malgré les discours de la Banque mondiale concernant leur ouverture, celle-ci, dans une récente évaluation des réformes économiques en Inde au cours de ces dix dernières années, n'a jamais mentionné le fait que les producteurs indiens de biens industriels pourraient avoir accès aux marchés des pays développés. Elle se cantonne à dire que les perspectives sont bonnes en ce qui concerne l'accroissement du volume des exportations indiennes comme le cuir et les textiles. Or, ni l'un, ni l'autre ne peut atteindre le volume de devises fortes générées, par exemple, par l'ingénierie. La question essentielle est d'élargir le concept des biens publics internationaux.

Cela inclurait le savoir, l'information et le débat. Aucune culture n'en a le monopole, et si ces domaines sont amenés à être commercialisés en tant que marchandises, ils seront soumis aux pathologies de l'aide qui sont déjà par trop courantes.

Raisonner et discuter de la meilleure façon d'agir étaient, pour Aristote, des facultés propres aux hommes; aujour-d'hui, leur importance ne pourrait être plus cruciale. Ce que les grandes firmes transnationales et les dirigeants politiques devraient craindre le plus n'est pas un boycott des consommateurs mais les actions de citoyens informés et qui réfléchissent, partout dans le monde.



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Arvind Sivaramakrishnan est maître de conférence en sciences politiques et en droit au Taunton's College, Southampton, au Royaume-Uni. Bien que les sources n'aient pas été indiquées, plusieurs textes ont servi de référence. Il remercie également Dr. Atul Khare, Mission permamente de l'Inde aux Nations Unies, pour sa précieuse collaboration sur la question de la surveillance des programmes.

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