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Etablir un contact entre les langues aux Nations Unies


Par Jesús Baigorri-Jalón
Interprète à l'ONU

La Conférence de la paix qui a eu lieu à Paris en 1919, immédiatement après la Première guerre mondiale, a marqué la fin du monopole virtuel du français comme langue diplomatique. Les arguments du président américain, Woodrow Wilson, et du Premier ministre britannique, David Lloyd George, en faveur de l'anglais comme deuxième langue officielle de la Conférence ont finalement porté leurs fruits. Le français et l'anglais ont été aussi adoptés comme langues officielles dans les institutions dérivées de la Conférence de Paris : la Société des Nations, la Cour permanente de justice internationale et le Bureau internationale du Travail (BIT). Ces décisions ont suscité une demande en services de conférence -- écrits et oraux. C'est ainsi qu'a commencé l'interprétation moderne de conférence.

Des interprètes salariés (la Société des Nations fut la première Organisation à caractère universel à en disposer) et des interprètes indépendants, dont le marché a commencé dans les années 20, furent recrutés pour répondre à la demande. Dans les premières années de la Société, un processus de sélection a été requis pour le recrutement des interprètes salariés. Mais étant donné que les interprètes de conférence étaient un phénomène entièrement nouveau, la sélection était fondée sur l'hypothèse que la connaissance des langues et une vaste culture générale étaient des critères suffisants pour accomplir le travail. L'aptitude à interpréter était considérée davantage comme un don naturel que comme une compétence pouvant s'acquérir. Pour tout observateur, le processus d'interprétation était un peu comme une alchimie miraculeuse. En fait, c'est par la pratique que les interprètes de la Société ont appris leur métier.

A cette époque, seule l'interprétation consécutive était pratiquée. Les interprètes écoutaient d'abord le discours d'origine puis le traduisait dans une autre langue, sur l'estrade même. Cela a contribué à accroître le prestige des interprètes et à leur donner une aura d'acteurs, et donc une meilleure réputation et des tarifs professionnels plus élevés que ceux de leurs homologues -- les traducteurs.

La période entre les deux guerres fut l'âge d'or de l'interprétation consécutive ; mais l'interprétation simultanée fit néanmoins ses débuts dès les années 20. Dans ce dernier cas, l'interprète traduit au fur et à mesure de l'intervention et ne finit que quelques instants après. Un entrepreneur de Boston, Edward Filene, proposa en 1925 un système d'interprétation simultanée à la Société des Nations. Cette proposition évolua grâce aux innovations technologiques et fut entièrement testée lors de la Conférence du BIT en 1928 où les représentants ne connaissaient pas nécessairement l'anglais ni le français.

Le mode simultané faisait appel à des compétences différentes de celles de l'interprétation consécutive. Les organisateurs de cette expérience, parrainée par M. Filene, se chargèrent à la fois du matériel technique, de la formation et de la sélection des interprètes. Contrairement à l'interprétation consécutive où les interprètes femmes étaient une exception, quatre personnes sur neuf qui suivaient des cours de formation d'interprétation simultanée étaient des femmes. Bien que la situation fût loin d'être idéale, c'était un signe de la féminisation actuelle de la profession. Il est intéressant de noter qu'aucun interprète de la Société spécialisé dans la traduction consécutive, aucun membre du personnel et aucun interprète indépendant ne voulaient suivre ce cours de formation. Cela démontrait clairement l'attitude hostile à l'égard d'une méthode qui les reléguait entièrement au second plan.

Pendant toutes les réunions de la Conférence du BIT, qui comprenaient jusqu'à sept langues différentes, les résultats de l'expérience de 1928 furent satisfaisants. Ce type d'interprétation fut par la suite adopté par le BIT pour ses conférences annuelles. Mais l'environnement international dans les années 30 ne fut pas propice aux innovations techniques ou à une expérimentation politique dans le domaine du multilatéralisme. Ce fut durant le procès de Nuremberg que l'interprétation simultanée connut un développement spectaculaire.

Le Tribunal de Nuremberg était composé de juristes américains, français, britanniques et russes qui parlaient trois langues différentes. Les accusés et la plupart des témoins parlaient allemand. Avec l'interprétation consécutive, la procédure aurait duré beaucoup trop longtemps. Si on voulait que le procès ait un effet immédiat sur l'opinion publique, il fallait trouver une solution au problème linguistique. Le colonel franco-américain Dostert, qui avait un peu d'expérience en interprétariat, fut invité à adapter à Nuremberg le système précédemment utilisé lors de la conférence du BIT, dont le brevet avait été acquis par une entreprise américaine, IBM.

Mis à part les ajustements techniques néces-saires, le problème principal était de trouver des interprètes prêts à travailler pour le procès. Les interprètes chevronnés de la Société étaient occupés par l'Organisation des Nations Unies qui venait d'être créée et ceux du BIT continuaient de travail-ler au sein du Bureau. En fait, leurs compétences linguistiques n'auraient pas été suffisantes pour couvrir toutes les langues parlées durant le procès de Nuremberg. On recruta donc des interprètes parmi une variété de candidats, en particulier les expatriés chassés de leur pays par les révolutions, les guerres et les migrations forcées des 30 dernières années.

La sélection a été faite sous une grande contrainte de temps par des personnes qui ne connaissaient rien en interprétation simultanée. Etre capable d'écouter dans une langue et traduire simultanément dans une autre était souvent le seul critère de sélection. Il y avait très peu temps -- quelquefois pas de temps du tout -- pour former les candidats choisis, qui étaient souvent catapultés directement dans la cabine de travail. Le procès de Nuremberg fut un centre de formation pratique pour l'interprétation simultanée, mais peu d'interprètes ont poursuivi cette carrière. Bien que Nuremberg ait prouvé que l'interprétation simultanée était réalisable, qu'elle permettait de gagner du temps et qu'elle était rentable, les résultats ne faisaient pas que des heureux.

Au début, seule l'interprétation consécutive était utilisée. Une déclaration d'une heure en russe -- ce qui n'était pas inhabituel -- demandait une réunion de trois heures pour l'interprétation en anglais et en français et une autre pour les réponses. Inspirée par l'exemple de Nuremberg, l'Assemblée générale de l'ONU a décidé d'essayer l'interprétation simultanée pendant la session d'automne de 1946. On fit donc venir de Nuremberg le colonel Dostert accompagné de trois jeunes interprètes de son équipe. Les traducteurs spécialisés dans l'interprétation consécutive, qui monopolisaient le Service en 1946, étaient contre l'expérience, arguant du fait qu'avec l'interprétation simultanée, la traduction ne serait pas fidèle, qu'elle nécessitait un matériel spécial et privait les délégués du temps de réflexion qu'offrait l'interprétation consécutive. En réalité, les arguments étaient tout simplement dus à une hostilité à l'encontre des innovations techniques, la peur de perdre le monopole, voire même leurs emplois, et le sentiment que travailler dans une cabine au lieu d'être sur l'estrade représentait une perte de statut. Les arguments en faveur de l'interprétation simultanée étaient que le système permettrait un débat plus authentique avec des réponses immédiates ; l'usage des cinq langues officielles ; et, surtout, d'importantes économies de temps et d'argent.

Le premier essai qui eut lieu en novembre 1946 lors de la Cinquième Commission, fut suivi par une autre tentative, cette fois officielle, à l'occasion de l'Assemblée générale de 1947. L'interprétation simultanée fut progressivement adoptée dans toutes les réunions, à l'exception du Conseil du sécurité qui avait recours aux deux types d'interprétation depuis de nombreuses années, et du Comité consultatif sur les questions budgétaires et administratives qui allait continuer d'utiliser l'interprétation consécutive pendant longtemps encore. L'hostilité entre les interprètes des deux groupes prit bientôt fin lorsque les deux équipes furent unifiées administrativement en 1947. La plupart des interprètes s'adaptèrent au nouveau système et travaillèrent ensuite dans les cabines.

Une importante innovation dans le domaine de l'interprétation est actuellement à l'essai : le mode d'interprétation à distance. Dans ce cas, l'interprète entend et voit le locuteur au moyen d'appareils spéciaux. Les premiers essais ont débuté dans les années 70 ; depuis, la technologie des communications ayant considérablement évolué, la technologie du son et de l'image est désormais disponible.

La question qui semble actuellement se poser est de trouver un juste équilibre entre la rentabilité et la qualité de l'interprétation. Aux dires de certains, quelques-uns des inconvénients de ce système, tels que la qualité du son ou le fait que les interprètes ne peuvent pas voir les réactions non verbales des délégués, ne sont pas propres à ce mode : ce genre de problèmes se rencontre constamment dans les salles de réunion à l'ONU et personne ne s'en plaint. D'autres inconvénients, tels que le sentiment d'être trop éloigné, rappellent les arguments similaires lors de l'introduction de l'interprétation simultanée.

Il est vrai que l'adoption de l'interprétation à distance nécessiterait des changements d'ordre technique. Mais il faudrait aussi changer les a priori et les compétences des interprètes, c'est-à-dire leur attitude et leur formation, afin qu'ils s'adaptent aux nouvelles technologies et conditions de travail qui d'ailleurs affectent aussi le mode simultané in situ.

Bien que les esprits soient peu enclins à changer, on pourrait penser que les interprètes, qui se sont toujours distingués par leur aptitude à naviguer dans plusieurs langues et cultures seraient, plus que quiconque, en mesure de s'adapter rapidement au nouvel environnement créé par les progrès technologiques.



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