Vers d’importants changements pour l’économie africaine

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Vers d’importants changements pour l’économie africaine

— Carlos Lopes
Kingsley Ighobor
Afrique Renouveau: 
Carlos Lopes, Executive Secretary of the UN Economic Commission for Africa. Photo: Africa Section / Bo Li
Photo: Africa Section / Bo Li
Carlos Lopes, Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA). Photo: Africa Section / Bo Li

Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, a participé au lancement new-yorkais du Rapport économique sur l’Afrique 2014 initié au Nigéria qui aborde deux questions: quelles sont les politiques adéquates pour l’industrialisation et quel rôle peuvent jouer les secteurs privé et public ? Lors d’un entretien avec Kingsley Ighobor d’Afrique Renouveau(AR), M. Lopes a étudié ces questions et les pays à fort potentiel d’industrialisation.

AR: Pouvez-vous donner un aperçu de l’état actuel de l’économie africaine ?

Carlos Lopes : Elle se porte bien mais est instable, notamment dans les secteurs pétrolier et gazier qui représentent une part importante du PIB. Nous prévoyons une croissance de 6 % cette année. Nous ne devrions pas compter sur la stabilité des exportations d’énergie car la révolution du gaz de schiste aux États-Unis va changer la donne. 

Les pays producteurs de gaz et de pétrole devraient donc s’en inquiéter ? 

Certainement. Tant que le marché américain reste l’une de leurs destinations.

En quoi  le marché énergétique des États-Unis va-t-il  changer la donne ? 

Dans cinq ans, ils n’importeront ni pétrole ni gaz. Ils sont en passe de devenir un exportateur net d’énergie. Donc si vous ne prévoyez un marché alternatif, vous serez marginalisé concernant la demande américaine.

L’émergence d’une classe moyenne ne devrait-elle pas conduire à une hausse de la demande d’énergie en Afrique?

Mont point de vue est que l’industrialisation africaine doit s’articuler autour de trois grandes caractéristiques, les marchés intérieurs notamment. Nos ressources potentielles d’énergie renouvelable étant la deuxième – aussi nos progrès technologiques permettront d’aller vers une industrialisation verte et propre. La troisième caractéristique, ce sont nos produits de base. 

Cette année, le Rapport économique sur l’Afrique met l’accent sur des « poches d’efficacité » Qu’est-ce à dire? 

Ce sont des segments de la chaîne de valeur mondiale qui bénéficient d’un environnement optimal pour prospérer, tels que le textile en Éthiopie et les TIC au Kenya. Prenez l’exemple du Maroc qui a considéré que l’aéronautique était un segment à exploiter et qui procure désormais 5000 emplois : le pays devait ajuster son programme scolaire et s’assurer que les conditions – de la fiscalité aux cadres de réglementation, en passant par les incitations à l’investissement –étaient réunies. 

L’année dernière, un rapport de la Banque mondiale indiquait qu’il était probable que l’agro-industrie africaine pèse 1 000 milliards de dollars d’ici à 2030. Que répondez-vous à ceux qui prétendent que ce secteur attire peu d’investissements ?

Jusqu’à présent, nous avons fait du mauvais travail. Une politique dissuasive freine la productivité agricole car nous continuons à prendre comme unique point d’appui les aides au développement, les politiques de réduction de la pauvreté et de sécurité alimentaire. Je suis pour la sécurité alimentaire mais j’ai du mal à comprendre comment, alors que nous injectons chaque année près d’1 milliard de dollars d’aides au développement, nous obtenons toujours le même rendement qu’il y a 20 ans.

Quel est le problème ?

Nous faisons de la réduction de pauvreté et non de l’activité économique. 

Comment changer cela?

Il faut plaider en faveur de l’agro-industrie car nous créerons des emplois agricoles modernes qui attireront les jeunes qui ne veulent plus devenir agriculteurs traditionnels. C’est très choquant de se rendre compte que seul 15% du yaourt consommé est produit sur place. 

N’est-ce pas un problème que les prix de certains produits de base africains sont fixés à l’étranger ?

Je parle ici des opportunités agroalimentaires pour les marchés africains. Oui, les subventions agricoles affectent notre commerce de produits d’origine agricole, mais nous pouvons néanmoins obtenir de bonnes performances en orientant la production vers les marchés africains, et non vers l’exportation. 

Il y a-t-il assez de demandes intérieures pour attirer agriculteurs et investisseurs vers l’agro-industrie ?

Une étude réalisée au Nigéria par Aliko Dangote [homme d’affaires milliardaire nigérian] a révélé que près de 80 % de la pâte de tomates était importée de pays aussi lointains que la Chine ! C’est absurde. Il existe déjà une demande qui va croître. Shoprite, l’une des plus grandes chaînes de supermarchés d’Afrique du Sud qui est en train de conquérir le continent, est un bon exemple. Lorsqu’elle s’est implantée en Zambie, environ 80 % de ses produits provenaient d’Afrique du Sud. Cinq ans après, elle avait conclu des ententes avec des entrepreneurs [zambiens] afin de produire localement. 

Entre 1970 et 2008, 800 milliards de dollars ont disparu à cause des flux financiers illicites. Mo Ibrahim [philanthrope soudanais] a déclaré l’an dernier que l’Afrique pourrait perdre jusqu’à 40 milliards de dollars par an en raison de l’évasion fiscale. N’y a-t-il pas un problème de crédibilité du secteur privé africain ? 

Selon les études, notre secteur privé se tourne mollement vers les secteurs industriel et manufacturier en raison de la nonchalance des banques à accorder des prêts. En principe, le secteur privé fait des affaires dans le secteur tertiaire en répondant à la demande intérieure ; il y est plus facile d’être informel et d’échapper aux impôts que si vous possédez une usine. Il ne faut pas se laisser distraire par les préférences du secteur privé car il répond à des incitations. Il faut créer des incitations politiques et réglementaires qui le pousseront vers l’industrialisation. 

Que pensez-vous de la critique de la Banque mondiale au sujet de l’interdiction du Nigéria d’importer certaines marchandises ?

La Banque mondiale agit dans le cadre de son mandat et promeut la libéralisation. Mais tous les pays qui se sont industrialisés ont commencé par du protectionnisme. Nous ne pouvons plus pratiquer de protectionnisme grossier ; nous sommes engagés dans les négociations commerciales mondiales. Il faut un protectionnisme intelligent de sorte que les règles fonctionnent pour l’Afrique.

Ne fait-on pas valoir que sans libéralisation, il n’y aura pas de concurrence et que les prix monteront en flèche ?

Certaines subventions en matière de protection sont contre-productives. Dans le cas du Nigéria, les subventions aux carburants nuisent aux pauvres et protègent une corruption qui nuit à la productivité et à l’activité économique. Mais si le Nigeria possédait 16 raffineries, produisait toute la gamme de produits dérivés du pétrole –des engrais aux plastiques – et mettait en place des lois visant à protéger l’industrie naissante et consolider sa place sur le marché, les subventions seraient une bonne chose. 

Les Nigérians ne semblent pas convaincus.

Si la population ne fait pas confiance au gouvernement lorsqu’il supprime la subvention afin de lui offrir, entre autres, une meilleure éducation, des hôpitaux, des routes et des aéroports, le gouvernement doit bâtir cette confiance.

Que peut faire le Kenya pour consolider son économie qui a ralenti? Sa croissance était de 4,5 % en 2010 et de 3,3 % en 2011.

Je suis très optimiste. Il existe à Nairobi une certaine qualité d’interaction chez les jeunes urbains novateurs et son secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) nous surprend sans cesse avec de nouveaux produits. Nous avons beau nous réjouir des expériences de l’Éthiopie et du Rwanda en raison de l’engagement constant de l’État dans la politique, à long terme, le Kenya présente une meilleure combinaison de facteurs. Les difficultés de coordination actuelles et la  période de ralentissement sont temporaires. 

Pour combien de temps encore ?

Plusieurs facteurs vont propulser le Kenya. D’abord le règlement de son problème énergétique qui est en bonne voie. Ensuite, les investissements actuels sur le plan logistique qui en feront le centre de l’Afrique de l’Est — aéroports, ports, routes, voies ferroviaires. D’ici trois à quatre ans, le Kenya fera un retour en force. Enfin, le pays est dirigé par un nouveau gouvernement qui a accédé au pouvoir suite à des difficultés d’envergure internationale telle que l’insurrection en Somalie et la Cour pénale internationale (CPI).  

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