"Il faut d'abord faire le ménage chez soi"

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"Il faut d'abord faire le ménage chez soi"

M. Adedeji préconise 'd'instaurer des conditions propices à l'intégration'
Africa Renewal
Afrique Renouveau: 

Depuis une trentaine d'années, Adebayo Adedeji est l'un des plus importants partisans de l'intégration régionale. Au début des années 70, en qualité de commissaire fédéral au développement économique du Nigéria, il a joué un rôle de premier plan dans les négociations qui ont mené à la création de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Au poste de Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique (CEA) de 1975 à 1993, il a ensuite activement soutenu la formation d'autres alliances régionales, dont l'Accord de commerce préférentiel (ACP) qui est par la suite devenu le Marché commun de l'Afrique orientale et australe (COMESA). Il dirige actuellement l'African Centre for Development and Strategic Studies, un institut de recherche basé à Ijebu Ode (Nigéria). Peu de temps après avoir prononcé un discours important sur "l'histoire et les perspectives de l'intégration régionale en Afrique" lors du Forum africain du développement organisé à Addis-Abeba du 3 au 8 mars, il s'est entretenu avec Afrique Relance.

AR : Vous participez depuis longtemps à l'intégration régionale de l'Afrique. En considérant les lacunes passées et les perspectives d'avenir de cette intégration, avez-vous tendance à être pessimiste ou optimiste ?

A. Adedeji : Je ne suis pas pessimiste. Je ne suis pas optimiste. J'ai consacré un quart de siècle de ma vie à la promotion de la coopération économique. J'ai été responsable de l'équipe chargée d'établir la CEDEAO. Quand je suis entré à la CEA, j'étais persuadé que j'arriverais à faire de même ailleurs en Afrique. Nous avons donc fondé l'ACP et le COMESA, d'abord en Afrique centrale. Je m'y suis consacré. Il est décevant que ces efforts n'aient pas donné beaucoup de résultats.

A cette époque, les économies de l'Afrique étaient très dynamiques. Dans les années 70, le taux moyen de croissance était de 5 ou 6 %. Certains pays parvenaient à un taux de croissance de 7 ou 8 %. Mais, dans les années 80, le taux de croissance moyen était inférieur à 3 %, ce qui était vraiment un problème. Si nous arrivons à ranimer ces économies et à parvenir à un début de prospérité, nous aurons jeté de solides bases pour l'intégration économique régionale. Ce n'est donc pas du pessimisme. Il s'agit seulement d'instaurer les conditions nécessaires. C'est le message que j'essaie de faire passer. Il faut d'abord faire le ménage chez soi avant d'envisager de construire une plus grande maison.

AR : Les crises économiques des dernières décennies et les politiques de libéralisation des programmes d'ajustement structurel ont apparemment affaibli les gouvernements africains. Quels liens existent-il entre les Etats africains et les initiatives d'intégration régionale ?

A. Adedeji : Il faut d'abord disposer d'un Etat dynamique. Si vous avez un Etat stagnant et dont le rôle diminue, ce n'est pas la peine d'envisager la coopération régionale. Lorsqu'un Etat est en situation de crise, il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Si l'on ne peut pas construire assez de réseaux de transports à l'intérieur d'un pays, comment pourrait-on envisager des réseaux de transport ouest-africains ou panafricains ? Certains Etats ne peuvent même pas payer les salaires de leurs fonctionnaires. Comment envisager alors qu'ils puisent dans des ressources inexistantes pour payer leur quote-part [à des organisations régionales] ?

Certaines de ces choses peuvent se faire en même temps, une fois que les Etats africains commenceront à se redresser. Mais lorsque les Etats sont en phase de déclin, on ne peut obtenir aucune coopération efficace. L'absence de progrès dans les années 80 correspond aussi à la période pendant laquelle la coopération économique s'est quasiment effondrée en Afrique. C'était inévitable. Les deux sont donc indissociables : la montée de l'Etat, avec la reprise et la dynamisation de l'économie nationale qui ouvre la voie.

Aucune des alliances économiques régionales du monde en développement n'a complètement atteint ses objectifs, contrairement à la Communauté européenne. Bien sûr, si l'on considère la période des années 50, 60 et 70, les économies européennes étaient en expansion rapide. Les conditions nécessaires à l'intégration régionale étaient donc réunies. C'est ce qui a fait défaut à l'Afrique. Nous ne disposons pas de conditions propices à l'intégration, car nous avons des économies qui stagnent ou qui déclinent.

AR : De l'avis de certains, les échanges commerciaux entre pays africains sont plus importants que ce qui est déclaré, car beaucoup se font de manière parallèle et ne passent pas par les services de douane officiels...

A. Adedeji : Nous avons entrepris [à la CEA] une étude de ce que nous appelons le "commerce non déclaré" en Afrique de l'Ouest. Nous avons constaté que la valeur des échanges non déclarés est au moins largement égale à celle des échanges déclarés. En d'autres termes, si vous ajoutez les deux, vous doublez le volume et la valeur des échanges commerciaux effectués au sein de l'Afrique de l'Ouest.

Dans un sens, cela montre que certains des obstacles doivent simplement être supprimés. En d'autres termes, la CEDEAO a été créée pour permettre la libre circulation des biens. Elle a adopté de très nombreux protocoles à cette fin. Mais l'objectif n'a pas été atteint. Dans tous les pays de la CEDEAO, la bureaucratie complique la situation. Les gens se réapproprient donc la loi. Il y a beaucoup de gens qui voyagent en Afrique de l'Ouest -- on ne peut les en empêcher. Il faut donc légitimer ces échanges non déclarés en libéralisant les importations, afin qu'ils soient bien réels.

AR : Les Etats africains devraient-ils suivre ce processus ou essayer d'influencer la nature des marchés transfrontaliers ?

A. Adedeji : Le seul rôle du secteur public consiste à instaurer des conditions favorables. Les Etats africains, en tant qu'Etats, ne participeront pas au commerce. La population s'en charge très bien. Si vous allez à Cotonou [Bénin] aujourd'hui, une grande partie des biens que vous y trouverez viennent de Lagos [Nigéria]. Mais nous pensons qu'au lieu d'être introduits clandestinement, il faudrait que l'on encourage leur importation directe. Les Etats peuvent donc contribuer pour beaucoup à régulariser et légitimer le commerce, sans y participer directement du tout.

AR : Vous avez évoqué le découragement que vous avez ressenti en essayant d'obtenir l'appui de donateurs pour financer la construction de routes transfrontalières ou d'autres réseaux d'infrastructure. Certains dirigeants africains, comme le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade, ont souligné l'importance des investissements du secteur privé visant à développer l'infrastructure. Pensez-vous également que le secteur public ait un rôle à jouer à cet égard ?

A. Adedeji : Jusqu'à l'heure actuelle, le développement de l'infrastructure a dépendu du secteur public. Et cela n'a pas donné de très bons résultats. J'estime donc que si l'on arrive à favoriser la participation du secteur privé -- en coopération avec le secteur public, et non pas en excluant ce dernier -- cela peut vraiment accélérer le processus.

Je dois mentionner ici le rôle qu'ont joué certains gouvernements. Je vais vous donner un exemple. Pendant les années 60, la CEA a adopté trois grands projets routiers : la route de Nouakchott à Lagos qui devait traverser le Sahara ; la route de Lagos à Mombasa, qui devait relier une extrémité de l'Afrique de l'Ouest à une autre extrémité de l'Afrique de l'Est ; et la route du Caire au Cap, en Afrique du Sud. Les caractéristiques techniques ont été fixées d'un commun accord. Les lois et les réglementations aussi. On partait du principe que chaque gouvernement serait chargé de construire la partie de la route passant sur son territoire. Certains tronçons ont été construits par des gouvernements.

Mais pour certains gouvernements, la route ne figure toujours pas parmi leurs priorités. Prenez le cas de la route de Lagos à Mombasa : entre Lagos et la frontière de la République centrafricaine, vous pouvez conduire. De la République centrafricaine jusqu'à la frontière de l'Ouganda, en passant par le Zaïre [maintenant la République démocratique du Congo], un millier de kilomètres de route n'ont pas été construits. Ensuite, de l'Ouganda à Mombasa, la voie est libre. La route passe par une demi-douzaine de pays. Mais parce que deux d'entre eux n'ont pas respecté les règles du jeu, le projet n'a pas été achevé.

Je me souviens d'une fois où je suis allé voir Mobutu, qui était alors le Président du Zaïre. Il m'a emmené dans son village et a insisté pour que j'y passe la nuit. Au dîner, nous buvions tous deux de la bière. Il m'a dit : "Professeur, pourquoi me détestez-vous ?" Le verre m'en est presque tombé de la main. J'ai dit : "Monsieur le Président, que voulez-vous dire par là ?" Il a expliqué : "Vous savez, vous insistez pour que cette route transafricaine soit construite. J'ai des rebelles dans mon pays. Si je construis cette route, je n'arriverai pas à les maîtriser. Je serai renversé." Vous voyez à quel point la politique des pouvoirs publics est une affaire personnelle dans nos pays.

AR : L'Afrique a connu dans les années 80 et 90 une grande vague de libéralisation, de nature unilatérale, souvent dans le cadre des programmes d'ajustement structurel. En ce qui concerne les échanges de biens manufacturés entre pays africains, cette évolution a-t-elle été positive ou négative ?

A. Adedeji : Elle n'a pas été positive. Elle a été négative, très négative. Après l'indépendance, les gouvernements africains ont adopté une politique axée sur l'industrialisation, les uns après les autres. Dans les années 50 et 60, on estimait que l'industrialisation mènerait au remplacement des importations par des produits nationaux, ce qui voulait dire, principalement, que l'on commençait à produire ses propres articles en textiles, ses propres produits de consommation. Pour bien faire, il fallait établir des barrières tarifaires, car l'avantage concurrentiel n'est jamais du côté des pays nouvellement industrialisés.

La politique d'industrialisation et de substitution des importations a été menée de façon excessive par les Africains. [Pour produire des biens], ils ont importé les biens d'équipement, les compétences, la main-d'oeuvre professionnelle. On pensait que les matières premières viendraient d'Afrique. Mais, souvent, il a fallu aussi les importer. Les usines n'étaient donc que de simples lieux d'assemblage. Elles étaient très vulnérables. Il fallait les protéger. Et les mesures de protection n'ont pas pu être supprimées cinq ans plus tard, comme prévu. On les a gardées.


Une usine de plastique au Togo : l'Afrique doit produire davantage de biens manufacturés, mais la libéralisation systématique a entraîné la "désindustrialisation".

 

Photo : ©ONU / Betty Press


 

C'était l'époque à laquelle la libéralisation a été imposée aux Africains, dans le cadre des programmes d'ajustement structurel. Et cela a mené à la désindustrialisation de l'Afrique. De 1960 à 1975, les industries manufacturières représentaient de 10 à 15 % du PIB. Aujourd'hui, le secteur industriel ne représente plus dans la plupart des pays que 5 %. L'Afrique a donc subi une grande phase de désindustrialisation. La libéralisation imposée par l'ajustement structurel a ouvert les marchés africains à des biens provenant des pays très industrialisés, avec lesquels aucun pays africain ne peut rivaliser. On est donc revenus à la case départ, en ce qui concerne l'Afrique. Et maintenant, avec l'Organisation mondiale du commerce, il est encore plus difficile pour une organisation régionale d'établir des barrières douanières.

C'est l'un des problèmes que l'Union africaine devra affronter. Comment lancer un nouveau processus d'industrialisation en Afrique ? Il faudra que des négociations aient lieu avec l'Organisation mondiale du commerce et le reste de la communauté internationale, afin que l'Afrique soit considérée comme un cas à part. Donnez-lui une dizaine d'années, pendant lesquelles elle pourra véritablement restructurer ses industries, non pas en important tout et en se contentant de changer les étiquettes, mais plus radicalement.