Médecine : la fuite des cerveaux

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Médecine : la fuite des cerveaux

Les professionnels de santé africains sont attirés par des salaires plus élevés et des infrastructures modernes
Kingsley Ighobor
Afrique Renouveau: 
Medical students watch as doctors perform an operation in Moshi, Tanzania. Photo credit: Panos/ Sven Torfinn
Photo credit: Panos/ Sven Torfinn
Des étudiants en médecine observent des médecins réaliser une opération à Moshi, en Tanzanie. Photo credit: Panos/ Sven Torfinn

Vêtu de sa blouse, le Dr Folu Songonuga franchit l’entrée des bureaux d’Activa Rehabilitation Services, à Orange, New Jersey, aux Etats-Unis. Physiothérapeute, il s'apprête à recevoir un patient en fauteuil roulant. 

“Je reçois jusqu’à vingt patients par jour”, explique le Dr Songonuga, né au Nigéria mais naturalisé Américain, à Afrique Renouveau. Avec son compatriote Olufemi Dosumu, il est propriétaire de ce centre de rééducation créé en 1996.    

Diplômé de l’université Obafemi Awolowo au Nigéria, le Dr Songonuga a déménagé aux Etats-Unis, où il a obtenu un doctorat en physiothérapie. Il fait partie de ces milliers de professionnels de santé nigérians qui, attirés par des salaires plus élevés et des infrastructures plus modernes, ont traversé l’Atlantique. 

« J’ai quitté le Nigéria parce que je voulais gagner plus d’argent, apprendre de nouvelles choses et travailler dans de meilleures conditions », explique-t-il. 

Dans le New Jersey, un chirurgien gagne en moyenne 216 000 dollars par an contre 24 000 dollars en Zambie à compétence égale. Les médecins kenyans gagnent en moyenne 6 000 dollars par an.    

Osahon Enabulele, ancien président de l’Association médicale du Nigéria, estime qu’environ 8 000 médecins nigérians vivent aux Etats-Unis. Au Nigéria, on compte environ 35 000 médecins pour 173 millions d’habitants, selon Folashade Ogunsola, professeur de médecine et président de l’Association des Universités de médecine du Nigéria. 

L’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’autorité des Nations Unies chargée de la promotion de la santé publique, estime que la proportion de médecins est de 0,3 pour 1 000 habitants  au Nigéria alors que le pays aurait besoin d’au moins 237 000 médecins, déclare le Dr. Enabulele. 

Selon les statistiques de l’OMS de 2015, la proportion de médecins au Libéria et en Sierra Leone (deux pays touchés récemment par l’épidémie d’Ebola) est encore plus faible : 51 médecins pour 4,5 millions d'habitants au Libéria (soit 0,1 pour 1000) et 135 médecins pour 6 millions en Sierra Leone (soit 0,2 pour 1000). L’Ethiopie et l'Ouganda possèdent des taux respectifs de 0,2 et 0,12 pour 1 000. L’Afrique du sud et l’Egypte, s'en sortent mieux avec des taux de 4,3 et 2,8. 

L’herbe est plus verte ailleurs

“Près de 44% des états membres de l’OMS disposent de moins d’un médecin pour 1 000 habitants”, soulignait l'OMS en 2015. “Les pays ayant des besoins relativement moindres sont ceux qui ont le plus de professionnels de santé, alors que les plus touchés par les maladies doivent se débrouiller avec un corps médical restreint. ”

Selon l'OMS, l’Afrique est touchée par « plus de 24% des maladies dans le monde, mais ne dispose que de 3% de l’ensemble des professionnels de santé et de moins de 1% des ressources financières mondiales ».   L’état déplorable dans lequel se trouvent les systèmes de santé des pays africains est un autre élément dissuasif pour les médecins. Même avant que la Guinée, le Libéria et la Sierra Leone ne soient touchés par le virus Ebola en 2014, plus de 57% des infrastructures étaient en mauvais état, avec une « faible disponibilité de service », soit une « absence de diagnostics et de médicaments essentiels ».   

En dépit du manque cruel de médecins en Ouganda, le gouvernement a approuvé un plan de recrutement de 200 médecins et infirmières par Trinité-et-Tobago, défendant son projet en arguant qu’il pourrait « encore améliorer les excellentes relations bilatérales » entre les deux pays. Trinité-et-Tobago a auparavant fourni une aide financière et des formations dans le secteur du gaz et du pétrole ainsi qu’aux forces de police ougandaises. 

Mais un groupe de réflexion, l’Institute of Public Policy Research Uganda (IPPR-U), a remis en cause le bien-fondé de cette décision. « Alors que le gouvernement est favorable à une exportation de personnel médical, des milliers d’Ougandais meurent tous les jours. » Le groupe a porté plainte devant les tribunaux pour violation du « droit d’accès à des services médicaux de base pour tous les Ougandais », inscrit dans la Constitution. 

Le tribunal a donné tort à l’IPPR-U qui a toutefois eu le temps d'attirer l’attention sur l’état précaire du système de santé ougandais. 

L’an dernier, cinq des six médecins travaillant dans le comté de Lamu au Kenya ont démissionné, n'en laissant qu'un pour s’occuper des 100 000 habitants de la région. Ils se plaignaient des tarifs trop bas, des conditions de travail difficiles et de l’insécurité. Certains voulaient partir dans le privé, d’autres en Afrique du Sud ou ailleurs. 

Pertes financières

Les pays qui investissent dans la formation des professionnels de santé subissent des pertes financières lorsque ces derniers émigrent, indique une enquête réalisée en 2011 par un groupe de scientifiques canadiens dirigé par Edward Mills, membre du projet de recherche sur la migration des travailleurs de santé à l’Université d’Ottawa. Sur les neuf pays d’Afrique sub-saharienne étudiés (Ethiopie, Kenya, Malawi, Afrique du sud, Tanzanie, Ouganda, Zambie et Zimbabwe) les pertes financières s'élevaient à environ 2,1 milliards de dollars pour les médecins formés puis partis travailler à l’étranger jusqu’en 2010. Les chercheurs ont estimé que la formation d'un médecin coûte entre 21 000 et 59 000 dollars aux pays africains.

Ces pertes pour l’Afrique profitent aux pays riches : les bénéfices ont été en dollars de 2,7 milliards pour le Royaume-Uni, 846 millions pour les Etats-Unis, 621 millions pour l’Australie et 384 millions pour le Canada. Les chercheurs en concluent donc que les pays riches devraient fournir un appui financier et logistique aux établissements de santé africains. 

Il y a cinq ans, les Etats-Unis ont consacré 130 millions de dollars à la formation de médecins dans 12 universités africaines, notamment l’Université de Zambie, l’Université du Zimbabwe, l’Université du Botswana, l’Université d’Ibadan au Nigéria et l’Université de science et de technologie Kwame Nkrumah au Ghana. L’aide a également profité à une vingtaine d’universités américaines qui ont collaboré avec ces universités. Les organisations non gouvernementales telle que la Fondation Bill & Melinda Gates financent également des programmes similaires.  

La fuite des cerveaux, un crime ? 

Certains humanitaires jugent criminel l’exode des médecins africains, et lancent un débat sur la moralité et la légalité de ces recrutements internationaux. 

Dans un article publié en 2011 par The Lancet, un journal médical britannique, des humanitaires écrivaient : « les pays riches tels que l’Australie, le Canada, l’Arabie saoudite, les Etats-Unis, les Emirats arabes unis et le Royaume-Uni ont conservé une relativement large proportion de médecins par habitant en recrutant de jeunes diplômés venus de pays en développement, notamment d’Afrique sub-saharienne. En comparaison, plus de la moitié des pays de cette région dispose de moins d’un médecin par habitant, le seuil minimum acceptable établi par l’OMS ».  

Adopté en 2010, le code de conduite de l’OMS sur le recrutement international des prestataires de santé exhorte les pays riches à aider les pays touchés par l'exode des médecins. Ce texte n'est cependant pas légalement contraignant. 

En avril 2011, les chefs d’état des pays de l’Union africaine se sont engagés à consacrer au moins 15% de leurs budgets à l’amélioration du secteur de la santé et ont appelé les pays donateurs à « verser, comme prévu, 0,7% de leur PNB pour l’Aide publique au développement (APD).»  

Douze ans plus tard, seuls six pays (Libéria, Madagascar, Malawi, Rwanda, Togo et Zambie) ont atteint leur objectif. Les autres accusent des ressources financières insuffisantes et des priorités plus urgentes. 

Professeur et doyen de l’Université de médecine Copperbelt à Ndola en Zambie, Kasonde Bowa indique à Afrique Renouveau que l’exode des médecins pourrait être endigué avec l'augmentation des salaires et des investissements, car « il est très facile pour les médecins formés à l’étranger d’y rester ». Les lois américaines, par exemple, autorisent les étudiants à rester aux Etats-Unis s’ils acceptent d’exercer en zones rurales. D'autres pays, comme le Royaume-Uni, leur permettent d’obtenir facilement un permis de travail. 

Stopper l'hémorragie des talents

Le Dr Bowa a étudié en Ecosse et contrairement à d’autres, il est rentré en Zambie pour exercer et enseigner. « J’ai été sponsorisé et j’étais obligé de revenir », indique-t-il. 

Le Dr Bowa souhaiterait davantage d’investissements pour des équipements plus modernes dans les hôpitaux, ainsi que des mesures incitatives pour le personnel médical, tels qu'un logement, l'accès à la propriété ou un plan de carrière, notamment dans les zones rurales. « Ils doivent avoir des opportunités d'évolution. » 

Les professionnels de santé seront de plus en plus demandés en Australie, au Canada, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches. L'Ordre des médecins et des infirmières (Council on physician and nurse supply) aux Etats-Unis prévoit une pénurie de 200 000 médecins entre 2012 et 2022. 

Laurie Garrett, chercheuse pour le Conseil des relations étrangères aux Etats-Unis, partage cette opinion : « Dans un avenir proche, chaque prestataire de santé, que ce soit un établissements médical de l'Université d'Harvard  ou un hôpital dans le désert éthiopien, cherchera à recruter des talents mais seuls ceux qui en auront les moyens pourront se le permettre. »

Un médecin venu d’un pays pauvre est bon pour soigner « un diabétique ou une personne cardiaque au fin fond du Nebraska », écrit Matt McAllester, éditeur du New York Times. « C’est un pays pauvre qui paie pour que les patients en profitent. » Un coût qui pourrait bien se mesurer en nombre de vies perdues dans les villages africains.