Sida : chronique d'une crise annoncée

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Sida : chronique d'une crise annoncée

L'accès aux médicaments génériques bon marché de plus en plus difficile
Afrique Renouveau: 
Reuters / James Akena
A laboratory technician at an HIV/AIDS institute in UgandaUn technicien de laboratoire dans un institut de recherche sur le VIH/sida en Ouganda : les professionnels de la santé craignent que les lois sur les brevets rendent plus difficile l'obtention de médicaments génériques à moindre coût pour les patients les plus pauvres.
Photo: Reuters / James Akena

Sept ans après l'accord conclu à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et au terme duquel les pays en développement pouvaient importer des copies bon marché de médicaments coûteux, un seul envoi de médicaments antirétroviraux - seul traitement efficace contre l'infection du VIH - a été livré en accord avec ces dispositions.

Or, dans la mesure où plus de 55 millions de personnes pourraient avoir besoin d'antirétroviraux d'ici à 2030, les experts s'inquiètent face à ce qui, à leurs yeux, constitue une véritable "bombe à retardement". En effet, précisent-ils, les médicaments actuels perdent leur efficacité et sont remplacés par des médicaments brevetés qui ne sont accessibles qu'aux plus riches.

Si rien n'est fait, avertissent les analystes, la distribution de ces médicaments génériques vitaux aux populations les plus pauvres pourrait être affectée vouant ainsi à la mort des millions de personnes, en Afrique principalement.

Des coûts plus élevés à l'horizon

Si près de 3 millions d'Africains sont aujourd'hui soignés aux antirétroviraux, c'est en raison du faible coût de ces médicaments, 80 dollars à peine par patient et par an, explique à Afrique Renouveau Emi Maclean, responsable de l'accès aux traitements de l'organisation non gouvernementale Médecins sans Frontières (MSF). A l'origine, leur coût annuel était de plus de 10 000 dollars. Cette chute des prix, explique-t-elle, est due à la concurrence féroce que se livrent les fabricants de médicaments génériques indiens à qui la loi permet de copier les médicaments brevetés.

Mais cette situation est sur le point de changer. Le droit indien en matière de brevets s'alignant à présent sur les règles strictes qui régissent ceux-ci dans les accords de l'OMC, il sera beaucoup plus difficile de produire des versions génériques bon marché des antirétroviraux plus récents et plus efficaces ; ceux justement qui sont désormais utilisés en Europe et en Amérique du Nord. Étant donné que le cocktail spécifique d'antirétroviraux couramment utilisé en Afrique entraîne de sérieux effets secondaires, Mme Maclean juge qu'il est urgent de passer à la combinaison de médicaments utilisée en Europe et en Amérique du Nord. Mais cette version est "deux à trois fois plus chère."

Les problèmes s'aggraveront à mesure que le virus du VIH développera une résistance aux médicaments actuellement utilisés pour le combattre. En Afrique, les programmes de traitement de MSF constatent qu'envrion 15% de leurs patients résistent déjà à la thérapie, explique Mme Maclean. Ils risquent la mort à moins de passer à des traitements de deuxième génération qui coûtent 8 à 12 fois plus cher. Les traitements antirétroviraux encore plus avancés dont les patients finissent par avoir besoin peuvent coûter jusqu'à 27 fois plus cher.

En juillet dernier un groupe de parlementaires britannique notait qu'il était crucial de maintenir le prix des médicaments plus coûteux à un niveau abordable, ajoutant que la concurrence entre les fabricants de médicaments génériques est devenue quasi impossible en raison des règles internationales sur les brevets qui créent une véritable "bombe à retardement" pour l'avenir des traitements dans les pays pauvres.

An AIDS patient with life-saving medicines in South AfricaUn patient atteint du sida en Afrique du Sud et les médicaments qui lui permettent de survivre : avec le temps, les malades traités aux antirétroviraux développent une résistance aux médicaments existants et doivent passer à des traitements nouveaux et potentiellement plus coûteux.
Photo: Reuters / Juda Ngwenya

Trouver une solution

L'accord de 2003, conclu au terme de près de deux ans de négociations ardues à l'OMC, prévoit une dérogation aux règles internationales sur les brevets pharmaceutiques. Ces règles, connues sous le nom d'aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), accordent aux détenteurs de brevets un monopole de 20 ans sur leurs créations, mais autorisent dans certaines circonstances les États à violer ces dispositions en accordant une "licence obligatoire" à une compagnie pharmaceutique locale, lui permettant de produire des copies de médicaments sans l'autorisation du propriétaire du brevet.

Ces règles ne permettant toutefois à un pays d'accorder une licence que pour une utilisation locale, les pays qui n'ont pas d'industrie pharmaceutique nationale - parmi lesquels 37 pays d'Afrique - ne pouvaient pas en profiter.

Une dérogation négociée en 2003 permet aux pays les plus pauvres d'importer des médicaments génériques produits sous licence obligatoire dans d'autres pays membres de l'OMC, à condition de respecter certaines procédures. Celles-ci comprennent un avis préalable émis par l'importateur et indiquant le genre et la quantité du produit pharmaceutique importé, ainsi que l'obligation de modifier la forme, la couleur et l'emballage du produit pour le distinguer de la version brevetée.

Des dispositions lourdes et complexes

Dès leur signature, un grand nombre d'ONG médicales et de militants anti-sida ont immédiatement qualifié ces accords d'inapplicables. Ils affirment que la nécessité d'un avis préalable expose les pays importateurs à des pressions économiques et politiques de la part des bailleurs de fonds, des compagnies pharmaceutiques multinationales et de leurs partenaires commerciaux opposés à l'usage des licences obligatoires.

Mandeep Dhaliwal, Chef de la division des droits de l'homme et de l'égalité des sexes pour les questions de VIH/sida au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), se fait l'écho de ces préoccupations, "A quoi cela sert-il que les règles soient 'flexibles' si elles sont beaucoup trop compliquées?" déclare-t-elle à Afrique Renouveau. La question, selon elle, est de savoir ce qu'il faut faire en pareil cas, "renégocier l'accord à l'OMC pourrait ne pas être stratégiquement la solution. Nous pourrions nous retrouver avec un accord pire que celui que nous avons maintenant."

Tenu Avafia, spécialiste de la propriété intellectuelle et du sida au PNUD, est du même avis. Il note que de puissants intérêts commerciaux exercent souvent une grande influence sur les positions que leurs gouvernements adoptent à l'OMC.

Le Canada met l'accord à l'épreuve

La controverse autour de l'accord de 2003 explique l'intérêt autour des efforts déployés par le Canada, un des rares pays à amender sa législation pour permettre à des compagnies pharmaceutiques locales d'exporter des médicaments conformément à l'accord de 2003. Soutenue par Jean Chrétien, l'ancien premier ministre du pays, cette loi votée en 2004 est entrée en vigueur un an plus tard.

Le Canada est le seul pays à avoir expédié, selon les dispositions de l'accord, une commande d'antirétroviraux du gouvernement rwandais passée à la compagnie pharmaceutique canadienne de produits génériques Apotex.

Mais selon Richard Elliott, directeur de l'ONG Réseau juridique canadien VIH/sida, cette opération a révélé les problèmes de la législation canadienne. "Ils sont partis d'un modèle imparfait de l'OMC et l'ont rendu encore moins parfait," explique-t-il.

L'obligation faite aux compagnies pharmaceutiques de recevoir une commande ferme avant de faire la demande d'une licence obligatoire constitue l'un des problèmes, explique M. Elliott. Ceci signifie que le gouvernement importateur doit placer une commande sans savoir si le brevet lui sera accordé. Il note que l'exigence d'une nouvelle licence pour chaque commande décourage les utilisateurs potentiels de ce mécanisme. "Ce n'est pas de cette façon que les gouvernements achètent des médicaments. Ce n'est pas non plus la façon dont opère l'industrie pharmaceutique."

De plus, les conditions d'octroi de ces brevets "doivent être commercialement viables et administrativement simples," ajoute M. Elliott. Le docteur Bruce Clark, vice-président d'Apotex, déclare à Afrique Renouveau que sa compagnie a eu beaucoup de mal avec la législation canadienne. Pendant plus d'un an Apotex s'était efforcé sans succès d'obtenir des licences volontaires auprès des détenteurs des brevets originaux avant de solliciter des licences obligatoires, comme l'exige la loi canadienne. À la réflexion, conclut le Dr Clark, les démarches à faire pour produire des médicaments destinés à l'exportation "sont trop difficiles et trop compliquées."

Tous les acteurs ne sont pas de cet avis. Russell Williams, président de l'association Compagnies de recherche pharmaceutique du Canada, une organisation professionnelle, explique à Afrique Renouveau que les délais enregistrés dans le traitement de la commande du Rwanda n'avaient rien à voir avec les règles de l'OMC ou la loi canadienne. "La loi a fonctionné une fois ; nous savons donc qu'elle peut fonctionner de nouveau," affirme M. Williams.

Aujourd'hui, alors que pratiquement tous les pays exportateurs de produits pharmaceutiques se conforment aux règles TRIPS, ce pourrait être une question de vie ou de mort pour des millions de personnes de rendre applicable l'exonération de 2003, observe Mme Maclean de MSF.

"Nous voyons se fermer un créneau ouvert à l'accès aux médicaments, à moins que des changements majeurs soient opérés, affirme Mme Maclean, une crise s'annonce - pas seulement pour le VIH/sida, mais pour toutes ces maladies dont les remèdes sont mis hors de portée par les obstacles que représentent les brevets… Les besoins sont énormes, et si ces besoins ne sont pas satisfaits, cela aura de vraies conséquences sur le plan humain."

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