Commerce intra-africain : au-delà des promesses politiques

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Commerce intra-africain : au-delà des promesses politiques

Il faut appliquer les accords
Masimba Tafirenyika
Afrique Renouveau: 
Reliable road networks are essential to trade. Photo: World Bank/Arne Hoel
Photo: Banque mondiale/Arne Hoel
Un réseau routier de qualité est essentiel au commerce. Photo: Banque mondiale/Arne Hoel

L’un des sujets de prédilection des conseillers politiques africains est le manque de performance du commerce continental. Ils évoquent les barrières commerciales et les avantages de l’intégration pour les économies des pays africains. Le débat est sans doute intéressant, mais il produit peu de résultats. 

Le problème vient en partie du décalage entre ambitions politiques des dirigeants africains et réalités économiques. Selon Trudi Hartzenberg, la directrice exécutive du Centre de droit commercial pour l’Afrique australe (TRALAC), ces dirigeants, qui ont mis en place 14 blocs commerciaux pour favoriser l’intégration régionale, font preuve « d’une réticence évidente à donner des moyens d’action  à ces institutions, citant  les risques liés à la perte de souveraineté et à la réduction de la marge de manœuvre dans le choix des politiques.» Il en résulte « des institutions régionales affaiblies qui remplissent pour l’essentiel des fonctions administratives.»   

Quand les pays produisent ce dont leurs partenaires commerciaux ont besoin, le commerce prospère. Ce n’est pas vraiment encore le cas de l’Afrique : ce qu’elle produit, elle ne le consomme pas ; et elle consomme ce qu’elle ne produit pas. Cette équation explique la faiblesse du commerce intra-régional qui ne représente que 10% à 12% du total du commerce du continent contre 40% en Amérique du Nord et 60% en Europe de l’Ouest. Plus de 80% des exportations africaines partent à l’étranger, principalement vers l’Union Européene, la Chine et les États-Unis. À cela s’ajoutent des règles commerciales complexes et contradictoires, les restrictions douanières et des infrastructures en mauvais état. Il n’est donc pas surprenant que les échanges intra-africains n’aient presque pas progressé ces dernières décennies.

Tout le monde ne s’accorde pas sur cette faiblesse. Pour certains, une part importante du commerce se fait de manière informelle par le biais de frontières poreuses et mal gérées qui rendent difficile la collecte de données : le commerce informel n’est pas intégré dans les statistiques des fonctionnaires des douanes. « Nous ne savons pas traiter les données liées à ce type d’activité, précisément parce qu’elles sont informelles, » souligne Carlos Lopes, le Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA). Il ajoute que la Commission ambitionne de combler ce déficit en offrant un tableau plus complet de l’activité économique en Afrique et en fournissant aux responsables de la planification économique des données plus fiables.

Des blocs régionaux

Pour accélérer l’intégration régionale, la Banque mondiale encourage les dirigeants africains à élargir l’accès à la finance commerciale et à réduire les restrictions commerciales qui peuvent être liés à un excès de réglementations ou à des systèmes juridiques inadéquats. Mais avec des économies encore fragiles, des marchés domestiques de petite taille et 16 pays enclavés, les gouvernements jugent que l’intégration économique doit commencer au niveau régional et regrouper l’ensemble des blocs commerciaux dans une zone de libre-échange africaine. Certains estiment que le nombre de ces blocs – 14 – est trop élevé, surtout pour les États qui font partie de plusieurs blocs.

Pourtant, les experts estiment que le problème ne réside pas seulement dans le nombre de blocs, mais dans leur bilan. Les gouvernements doivent mettre en œuvre les accords commerciaux signés et sur ce point, les performances des pays africains sont médiocres, malgré la force de leurs engagements pour l’intégration régionale. Dans un document sur  l’intégration régionale en Afrique, publié par l’OMC, Trudi Hartzenberg note que «dans certains cas, le problème réside dans l’absence d’engagement clair en faveur d’une gouvernance basée sur le respect des règles de l’intégration africaine. Les obligations des accords internationaux ne sont pas prises au sérieux. Certains estiment que  les gouvernements africains ont besoin de marges de manœuvre dans le choix des politiques pour affronter les défis du développement. Mais ceci semble en contradiction avec le nombre des accords signés,» explique-t-elle en pointant du doigt l’absence de moyens des gouvernements pour mettre en œuvre les obligations qu’ils ont contractées. 

La Banque africaine de développement (BAD) partage ce point de vue et impute la lenteur des progrès à « une architecture complexe de communautés économiques régionales. » La BAD note que si cet arrangement a eu des résultats positifs pour les objectifs régionaux communs, « les progrès ont été décevants. » 

Mme Hartzenberg cite l’exemple de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), un groupement économique régional qui a lancé en 2008 une zone de libre-échange entre ses 15 États membres. Malgré la décision de la SADC de supprimer les restrictions commerciales, certains pays n’ont pas éliminé leurs droits de douane. Pire: certains les ont rétablis après les avoir supprimés.

Si plusieurs pays ont demandé à bénéficier de la disposition du protocole commercial de la SADC qui autorise les exemptions d’élimination des droits de douane, d’autres les ont simplement réintroduits ou remplacés par d’autres instruments, comme les taxes intérieures. « On peut faire valoir que c’est la preuve d’une absence de volonté politique de mettre en œuvre les obligations contractées. Il se peut que certains de ces États finissent par se rendre compte des implications et ne souhaitent plus être liés par ces obligations. »   

Faiblesse des infrastructures

La mise en œuvre limitée des accords et le manque d’infrastructures fiables compliquent la poursuite de l’intégration régionale. « Le transport routier est incroyablement lent et les ports sont encombrés dû au manque de capacités, » note la BAD. 

Malgré la modernisation récente des infrastructures régionales, Ibrahim Mayaki, qui dirige le NEPAD, l’agence de développement de l’Union africaine, constate que le continent est encore confronté à des difficultés. Le NEPAD vient d’adopter un plan sur 30 ans qui fait une large place aux projets transfrontaliers, comme celui de la route de 4 500 km qui doit relier Alger à Lagos. 

Si l’Afrique veut remédier aux faiblesses actuelles de ses infrastructures et suivre le rythme de la croissance, la BAD estime qu’elle doit dépenser 40 milliards de dollars de plus par an.

« Protectionnisme sophistiqué » ou APE ?

Pour les analystes, les accords commerciaux ne tiennent souvent pas compte des efforts de l’Afrique pour promouvoir le commerce intra-africain. Nick Dearden, l’ancien directeur de la campagne Jubilé pour la remise de la dette, qui dirige le Mouvement mondial pour le développement, accuse les pays occidentaux de promouvoir des modèles de libre-échange qui servent leurs intérêts et non ceux de l’Afrique. Il déplore que de nombreux pays africains « soient assujettis à des accords commerciaux qui les obligent à dépendre d’un ou deux  produits de base. » 

Sur son blog hébergé par The  Guardian, M. Dearden affirme que l’UE cherche à imposer des Accords de partenariat économique [APE] aux pays africains qui obligent les partenaires de l’UE à abaisser, sous condition de réciprocité, leurs droits de douane sur les importations et les exportations. Ces APE sont un frein aux efforts d’intégration de l’Afrique. Les dirigeants africains devraient suivre l’exemple de la Corée du Sud qui a dopé ses échanges grâce à « une série d’interventions gouvernementales » : protection de certaines industries, contrôle de la production alimentaire et du secteur bancaire, adoption d’une réglementation forte qui permet à la population de bénéficier des échanges et des investissements.

Le secrétaire exécutif de la CEA est du même avis. « La protection n’est pas un terme péjoratif, » assure-t-il. Carlos Lopes est favorable à ce qu’il nomme « un protectionnisme sophistiqué », mais il enjoint  les dirigeants africains à ne pas oublier la « sophistication », « c’est-à-dire la recherche d’un juste équilibre ». Le secrétaire exécutif de la CEA considère qu’un protectionnisme sophistiqué, ou intelligent, ne constitue pas un choix entre deux entités «opposées», l’État d’une part et le marché de l’autre. Selon lui, l’industrialisation ne peut se faire sans une forme de protectionnisme intelligent. Et sans industrialisation, les efforts d’intégration des économies du continent et d’augmentation des échanges intra-régionaux ont moins de chance d’aboutir. Les défenseurs du libre-échange affirment de leur côté que le protectionnisme risque de réduire la taille de l’économie mondiale, limiter le nombre des gagnants et dégrader les conditions du marché. 

Au-delà des engagements

Les pays africains ont encore beaucoup à faire pour accroitre les échanges intra-régionaux. Ils doivent par exemple réduire leur dépendance vis-à-vis des produits de base en développant le secteur des services, augmenter les investissements dans les infrastructures et réduire les barrières non-tarifaires qui freinent les échanges intra-africains. La liste de ces barrières est longue et exhaustive : caractère prohibitif de certains coûts de transaction, complexité des procédures d’immigration, manque de moyens des services frontaliers, coût des procédures d’octroi de licences d’importation ou d’exportation. Pour y mettre fin, il faudra des mesures concrètes sur le terrain, même si elles sont couteuses.  

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