Une justice incertaine pour les victimes de déversements d’hydrocarbures

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Une justice incertaine pour les victimes de déversements d’hydrocarbures

Les fermiers nigérians perdent leur procès contre le géant du pétrole
Afrique Renouveau: 
Panos/George Osodi
Du pétrole s’égoutte des mains d’un homme qui recueille du pétrole brut s’écoulant d’un oléoduc endommagé. Photo: Panos/George Osodi

Le tribunal de grande instance de La Haye a rejeté toutes les plaintes, à l’exception d’une seule, qui avaient été portées contre Royal Dutch Shell, une compagnie pétrolière et gazière  anglo-néerlandaise, par un groupe d’agriculteurs réclamant une indemnisation pour les dommages causés à l’environnement. Cette décision de justice étonnante et spectaculaire a retenti depuis les Pays-Bas jusqu’au cœur du Delta du Niger au Nigéria. 

La plainte avait été déposée en 2008 par quatre pêcheurs et agriculteurs qui accusaient Shell de détruire leurs moyens de subsistance en polluant l’environnement. Ces plaintes concernaient des déversements de pétrole ayant eu lieu entre 2004 et 2007 au puits de pétrole d’Ibibio-I dans le village d’Ikot Ada Udo, dans l’Etat d’Akwa-Ibom. Les habitants exigeaient que Shell répare les dommages causés à leur communauté en nettoyant les déversements de pétrole, en assurant un entretien adéquat des oléoducs afin de prévenir de futures fuites et en les indemnisant pour la perte de leurs moyens de subsistance. 

Cette décision du tribunal a relancé le débat de longue date sur les activités des multinationales pétrolières au Nigéria. Lorsque l’exploration pétrolière commerciale a commencé dans la région en 1958, beaucoup ont cru que cette activité augurait des lendemains meilleurs pour le pays. Mais des décennies plus tard, la pollution et d’autres dommages causés à l’environnement ont engendré un sentiment de mécontentement et des protestations, parfois violentes. Dans sa quête de justice, le peuple du Delta du Niger a saisi les tribunaux au Nigéria, et plus récemment aux États-Unis et aux Pays-Bas.

L’exploration et la production pétrolière dans la région du Delta du Niger sont effectuées par des compagnies pétrolières multinationales, dont Royal Dutch Shell, les compagnies américaines Chevron, Exxon-Mobil et Texaco, Agip d’Italie, Total de France, et l’entreprise publique Nigerian National Petroleum Corporation. Shell Nigeria représente à elle seule environ un cinquième de la production totale de pétrole du Nigéria. 

Les préoccupations des populations du Delta du Niger ont été parfaitement évoquées dans un rapport réalisé en 2011 par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), et publié après une étude scientifique de deux ans menée en pays Ogoni. L’étude a porté sur 69 sites et révélé de graves problèmes de santé publique et d’environnement. Le rapport du PNUE a souligné la contamination du sol, des eaux souterraines et de la végétation. Il a en outre fait valoir que « les activités illégales » menées autour des pipelines avaient aussi contribué à la destruction de l’environnement. 

Ces mêmes problèmes environnementaux avaient déjà suscité l’activisme des populations de la région d’Ogoniland au début des années 1990, et donné lieu à de nombreux procès contre des compagnies pétrolières comme Shell et Chevron. Mais selon Nnimmo Bassey, un militant écologiste qui dirige le groupe de plaidoyer nigérian Environmental Rights Action, cela n’a pas empêché les entreprises de détruire l’environnement en pratiquant le torchage du gaz. Lorsque les tribunaux ont imposé des amendes aux sociétés pour les dommages causés, « celles-ci n’en ont fait aucun cas », indique Bassey.

Les entreprises ont, pour leur part, rejeté ces accusations, soutenant que les dommages étaient dus aux déversements de pétrole provenant d’oléoducs endommagés par des criminels cherchant à réaliser des bénéfices illégaux.   

Les villageois n’ayant pas obtenu gain de cause devant les tribunaux nigérians, ils ont intenté des poursuites à l’étranger. Evert Hassink, militant néerlandais de l’organisation environnementale les Amis de la Terre, explique que de tels procès ne règlent pas les problèmes des victimes  et « n’améliorent en rien la gestion des champs d’hydrocarbures ». Et ce, malgré les quelque 400 000 tonnes de pétrole qui se sont déjà répandues dans la région ces 30 dernières années à cause d’oléoducs corrodés et mal entretenus, détruisant ainsi l’environnement et l’écosystème, selon les Amis de la Terre.

Une justice transnationale

[[{"type":"media","view_mode":"media_original","fid":"1729","attributes":{"alt":"","class":"media-image","height":"680","typeof":"foaf:Image","width":"300"}}]] Une fuite de pétrole dans une crique du Delta du Niger. Photo: Panos/Sven Torfinn

Il a fallu 13 ans pour que la première plainte contre Shell hors du Nigéria soit examinée par un tribunal. Elle avait été déposée en 1996 par la famille de l’écrivain et militant Ken Saro-Wiwa, au tribunal fédéral du district sud de New York, au titre de l’Alien Tort Statute, une loi de 1789 qui autorise les ressortissants non-américains à engager des poursuites devant les tribunaux fédéraux américains pour les violations du droit international commises hors du territoire des États-Unis. Bien qu’ayant choisi un règlement à l’amiable en 2009 et accepté de payer 15,5 millions de dollars à la famille Saro-Wiwa, Shell avait réfuté les accusations, notamment celle de complicité en matière de violation des droits de l’homme et de traitement inhumain infligé au peuple Ogoni.

Dans un entretien avec Afrique Renouveau Robert Percival, Directeur du programme droit de l’environnement à l’Université du Maryland a expliqué que  « lorsque le système judiciaire du pays d’origine des faits n’est pas en mesure de rendre justice au niveau local, un litige transnational est engagé. Les victimes doivent alors poursuivre ces sociétés dans leurs pays d’origine. »

Selon le New York Times, « Tout en ne contestant pas les dommages causés par la pollution [au Nigéria], Shell a soutenu que les déversements étaient dus à des activités dites de  soutage, c’est à dire au vol de pétrole, ainsi qu’ à des actes de sabotage délibéré ».

« Cette décision permettra de mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain au Nigéria », a déclaré Jonathan French, un porte-parole de Shell. « La vraie tragédie du Delta du Niger ce sont les activités criminelles qui constituent un problème
récurrent : il y a le vol de pétrole, le sabotage et le raffinage illégal. » Le 30 janvier 2013, le tribunal de grande instance de La Haye est tombé d’accord avec Shell sur l’origine de la plupart des déversements qui avaient eu lieu dans les villages de Goi et Oruma. De même que Mutiu Sunmonu, directeur général de Shell Nigeria qui a indiqué que « Ces dernières années, nous avons constaté une baisse des volumes de rejets opérationnels. Toutefois, ces rejets étaient liés à des actes de sabotage et le tribunal a largement rejeté les plaintes ».

Il a toutefois jugé qu’il était raisonnable d’exiger de Shell une obligation de prudence pour les « populations vivant à proximité du puits d’Ibibio-I et notamment les pêcheurs et les agriculteurs ». Il a donc jugé que Shell aurait dû prendre des « mesures de sécurité pour prévenir les actes de sabotage » et devait par conséquent verser des dommages et intérêts. 

Cette décision a laissé entrevoir aux défenseurs du droit international la possibilité pour tout un chacun de déposer une plainte dans tout pays – du moins telle était l’impression – jusqu’à ce que la Cour suprême des États-Unis se prononce, en avril 2013, contre le recours à l’Alien Tort Statute, qui fait partie de la loi américaine depuis plus de deux siècles. La plainte avait été déposée par Esther Kiobel, l’épouse de feu Barinem Kiobel, l’un des neuf militants du peuple ogoni exécutés par le Gouvernement militaire nigérian en 1995. La Cour a jugé que « rien dans le texte de l’Alien Tort Statute n’indiquait clairement une portée extraterritoriale ».

« La Cour a dit en résumé que nous devons supposer que le premier Congrès des États-Unis en 1789 n’avait pas pour intention d’autoriser les tribunaux américains à connaître des délits  commis hors du territoire des États-Unis, et j’estime que cette décision est constestable », a déclaré le Professeur Percival. Malgré ce revers apparent, la décision ne nuira sans doute pas aux procédures engagées à l’étranger, « étant donné qu’il est déjà difficile de gagner dans ces cas là ».

Une décision historique rendue par la Cour de Justice de la CEDEAO en décembre 2012, obligeant le Nigéria à prendre des mesures « pour garantir la restauration de l’environnement du Delta du Niger » afin de prévenir les dommages environnementaux et de « tout faire pour traduire en justice les auteurs des dégâts perpétrés contre l’environnement », a suscité l’espoir d’un avenir positif en ce qui concerne la réforme du système judiciaire du Nigéria.

« Je pense qu’à l’avenir les pays en développement seront incités à améliorer leurs propres systèmes juridiques afin de pouvoir rendre la justice », a déclaré le Professeur Percival. Cela constitue peut-être une lueur d’espoir pour le peuple du Delta du Niger.